
Nous proposons ici une réflexion sur l’usage du tableau numérique interactif - dispositif qui s’est multiplié dans les institutions scolaires depuis plus de dix ans au point de devenir un standard d’équipement des classes de l’enseignement primaire dans certaines régions de la francophonie.
Au delà de l’apparente et relative modernité du dispositif, il nous apparaît en effet essentiel de questionner les effets de cet équipement sur les pratiques pédagogiques et sur les apprentissages des élèves.
Pour rappel, un tableau blanc interactif (TBI), également appelé tableau numérique interactif (TNI) est l'équivalent d'une tablette graphique blanche (le « tableau ») reliée à un ordinateur dont l’image est projetée sur le tableau par un vidéoprojecteur. L’utilisateur interagit sur le tableau par l'intermédiaire d'un stylet ou, plus simplement, à l’aide d’un doigt (faisant office de souris). Il reproduit donc l’usage d’un ordinateur (augmenté de l’annotation en temps réel) à la vue de tous.
Issue du monde de l’entreprise, les tableaux blancs interactifs servaient dès leur origine au support de séances et à la projection collective des tableaux de résultats ou à l’affichage des présentations. Ils devaient augmenter l’impact visuel des séances au moment où celles-ci ont commencé à se multiplier dans le monde de l’entreprise.
L’enseignement s’y intéresse à partir de 2010 car il apparaît comme une solution modernisée du tableau noir. Les coûts de production ayant largement baissés, les vendeurs de tableau noir relayés par les autorités politiques en charge de l’équipement des écoles et soucieuses de donner une image moderne de leur vision de l’école font largement la promotion des TBI auprès des autorités scolaires. Dans les classes, le TBI ou TNI remplace ainsi progressivement le tableau noir.
Il est significatif de relever que la prospective concernant les usages pédagogiques fut souvent quasi inexistante ou résumée à l’expression d’une hypothétique plus-value de l’utilisation du dispositif par un·e enseignant·e maîtrisant personnellement des usages numériques avancés et prêt à investir beaucoup de temps à des préparations de cours basés sur une vision linéaire et collective de l’enseignement, une forme d’enseignement inspirée des présentations PowerPoint qui correspond davantage à l’enseignement académique qu’à la réalité de la classe de l’enseignement primaire.
Collectif et frontal
Le TBI ou TNI est donc un outil à la vue de tous les élèves. Par la luminosité puissante émise, il attire le regard et vise à capter l’attention. Les autorités scolaires vaudoises ne se sont pas trompées en renommant ce dispositif ANF (affichage numérique frontal). L’appellation est plus conforme à la réalité de l’usage en classe.
Depuis que l’école existe, l’attention des élèves est au cœur des soucis pédagogiques. Les autorités scolaires et politiques aiment penser que le problème d’attention des élèves est la source de tous les maux et … de l’échec scolaire. Il suffirait donc de capter l’attention de tous les élèves pour gommer les différences. Il s’agit ici du premier leurre du TBI : capter l’attention.
Créer une situation d’apprentissage susceptible de mobiliser les compétences de chaque élève dans une classe demande bien d’autres ruses pédagogiques que le simple recours à un affichage lumineux collectif, quand bien même l’enseignant·e maîtriserait toutes les subtilités du dispositif. Tout·e enseignant·e en tant soit peu expérimenté·e (et sincère) reconnaît que certains élèves ont des raisons multiples et complexes de ne pas s’impliquer dans les apprentissages scolaires.
Le deuxième leurre consiste à penser que l’affichage frontal de ressources numériques va permettre aux élèves de mieux apprendre. La relation au numérique proposé par le TBI est basée sur une forme de passivité (on regarde une projection) à l’opposé de leur expérience personnelle du numérique qui repose sur un usage exclusivement individuel, choisi, personnel et actif.
Ainsi, le temps passé sur la tâche par un élève est une clé de compréhension de l’inadéquation du TBI/TNI. Il suffit d’observer et d’analyser les pratiques du TBI en classe pour mettre en évidence que le seul à se renforcer est le plus souvent … l’enseignant·e.
Au mieux (ou plutôt au pire), on observera une augmentation des pratiques pédagogiques de type questions-réponses, sachant que les bons élèves répondront systématiquement à ces stimuli et que les élèves à besoins particuliers seront oubliés. Ce renforcement de la posture centrale de l’enseignant·e et des pratiques pédagogiques collectives est d’ailleurs le troisième biais de l’usage du TBI.
En questionnant les enseignant·e·s dont la classe est équipée d’un TBI/TNI, on observe que les corrections collectives d’exercices sont systématiquement renforcées. Parfois abusivement nommés mises en commun, ces usages pédagogiques ne font, là encore, que renforcer les élèves conformes et le pouvoir de l’enseignant·e qui marque son autorité en étant celui qui donne le droit d’accéder au dispositif et/ou à la parole. Il s’agit d’une posture par définition peu propice à la différenciation pédagogique et à la prise en compte des besoins spécifiques de chaque élève.
Nous sommes donc bien loin du changement de paradigme pédagogique (de l’enseignement vers l’apprentissage) vanté par les vendeurs de TBI. Le TBI/TNI trouve ainsi ses plus ardents défenseurs parmi les tenants d’une pédagogie collective et transmissive qui se prétend égalitaire, mais qui est en réalité surtout simplificatrice et élitiste.
Ne nous cachons pas la face, les pratiques pédagogiques reposant massivement sur une vision collective, frontale et transmissive ne font que renforcer les inégalités. Le fantasme de la monstration (montrer quelque chose à la vue de tous) comme source d’apprentissage est largement contre-productif. L’équipement des classes en TNI/TBI fait croire que l’école est devenue numérique et qu’elle prépare les élèves aux enjeux futurs de la société, alors qu’elle renforce les pratiques pédagogiques transmissives, normatives et sélectives.
Les recherches en éducation ont montré depuis de nombreuses années que l’apprentissage est une construction personnelle qui demande des cheminements variés et qui ont du sens pour les élèves. Il ne suffit pas de montrer ou de démontrer pour déclencher un apprentissage…
D’autres pratiques pédagogiques,impliquant notamment des usages numériques par les élèves existent. Elle permettent une différenciation indispensable pour favoriser la progression de chacun·e. Des activités pédagogiques, sans doute plus complexes à gérer dans le quotidien de la classe, mais autrement plus porteuses de sens et riches en apprentissages, peuvent prendre forme en classe.
Un prochain article décrira quelques modes d’organisation de classe éloignés des modèles transmissifs. Nous y aborderons des pratiques concrètes d’intégration du numérique qui permettent aux élèves d’être actifs et qui favorisent la différenciation pédagogique.